Saint-Exupéry a écrit de très belles pages sur la dimension fondamentale du métier, non pas seulement comment un moyen de subsistance ou d'intégration sociale, mais aussi de formation de l'individu. A travers son métier, les connaissances que celui-ci lui permet d'acquérir et les défis qu'il lui impose, l'Homme se révèle au monde comme le monde se révèle à lui, dans une vision cohérente et pourvue de sens. Le métier est un chemin vers la compréhension de soi et du monde. Saint-Exupéry a évidemment davantage évoqué son métier d'aviateur, qui est une véritable métaphore, à l'époque du moins, de l'aventure et de l'exploration. Mais on peut dire exactement la même chose des autres métiers, notamment ceux de la technique moderne et, plus particulièrement, de l'intelligence artificielle.
L'expert en IA est un explorateur qui peut probablement aller encore plus en profondeur. Après tout, il explore les frontières de l'intelligence et, travers cela, il touche à ce qui constitue l'essence humaine, voire la réalité même. Il peut potentiellement atteindre une compréhension encore plus profonde de l'existence. Mais l'expert en IA peut également se retrouver enfermé dans son monde (piégé dans un minimum local, pour emprunter une métaphore du machine learning). Plutôt que d'élargir sa vision du monde, il développe une tendance naturelle - j'ai presque envie de dire innocente - de voir le monde exclusivement à travers des lentilles techniques. Cette vision est confortable et rassurante. Non seulement elle constitue la récompense d'un long investissement dans l'apprentissage et la maîtrise de la technologie ; mais elle permet également, en empruntant toute la puissance de la rationalité mathématique, d'avoir un modèle cohérent et inébranlable du monde. Tout ce qui contredit le modèle n'est qu'un problème temporaire, qui fait l'objet d'investigations ; il rentrera tôt ou tard dans l'ordre.
Par ailleurs, la vision techniciste promet un avenir nécessairement meilleur, dépourvu de tout caractère tragique. Le bien-être augmente avec les progrès de la technologie.
On voit par exemple, ces derniers jours, des plaidoiries pour l'utilisation massive de l'IA dans le domaine militaire. On voit poindre la promesse de "guerres pacifistes", pour ainsi dire, qui impliqueraient des robots dotés d'intelligence artificielle. Des guerres non tragiques, à l'image du jeu, que l'on pourrait même intégrer, à la limite, comme une discipline dans les jeux olympiques. Le dépassement du tragique est le moteur même du progrès technique après tout. A chaque fois qu'il y a un progrès, radical ou incrémental, il s'agit simplement de l'introduction d'un outil - modèle, logiciel, machine, etc. - qui aident à mieux résoudre tel problème, à améliorer tel process, à augmenter le bien-être. "Ce n'est qu'un outil" est d'ailleurs l'expression favorite des experts en IA, pour souligner le caractère anodin et innocent de ces objets. S'il y a un quelconque problème, c'est que l'outil a été détourné de son intention initiale (il a en quelque sorte une essence prédéterminée - une essence "by design"). Sauf que, à travers ses outils, leur prolifération et leur interaction, c'est une vision totale du monde que l'on impose - un monde complètement vidé de sa substance tragique et qui, par ailleurs, doit être transformé plutôt que compris, contrairement à celui de Saint-Exupéry.
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